5.4.15

ROME, LA VERTIGINEUSE


FELLINI ET SORRENTINO FILMENT ROME, LA VERTIGINEUSE

La Dolce Vita et La Grande Belleza s’ouvrent sur un vertige. Fellini plonge le spectateur dans le vide à hauteur d’hélicoptère survolant la ville pour transporter une statue de Jésus jusqu’au Vatican. Vertige de grandeur. La caméra aérienne de Sorrentino flotte autour de la fontaine des Jardins du Janicule qui surplombent Rome, un touriste s’évanoui. Vertige de beauté.
Marcello Rubini (Marcello Mastroianni) et Jep Gambardella (Toni Servillo) sont tous les deux des provinciaux parvenus à devenir des princes dans «le tourbillon de la mondanité» romaine, qui ont adopté la profession de journaliste faute de pouvoir satisfaire leurs ambitions littéraires. Ils déambulent dans Rome, théâtre des excès d’une bourgeoisie désœuvrée et décadente. En 1959 ce beau monde s’oublie dans la danse, les stripteases burlesques et les vapeurs d’alcool, aujourd’hui il se sent vivre par la danse, toujours, les stripteases vulgaires et les lignes de cocaïne. Les deux intellectuels sont à la fois les acteurs principaux de ce grand cirque et ses spectateurs qui posent dessus un regard lucide et cynique. «Ils sont beaux parce qu’ils ne vont nulle part» dit Jep, «ils ne valent pas mieux que les autres, mais au moins ils font certaines choses avec élégance.»



nous susurre-t-on dans La Dolce Vita.
Bien sûr les deux films ne sont pas identiques. Chez Fellini, Rome est une jungle tourmentée par la cohue des paparazzis qui envahissent la via Veneto, ravagée par les excès passionnels, la jalousie hystérique d’Emma et la folie meurtrière de l’intellectuel Steiner. Dans La Grande Belleza, les rues sont pleines de vide, les drames se vivent plus intérieurement et la mort, si elle est toute aussi mise en scène, est moins spectaculaire.
Mais les clins d’œil de Sorrentino à l’œuvre de Fellini sont tellement nombreux que je n’ai pas pu résister à la comparaison : l’hommage minimaliste aux paparazzis de La Dolce Vita avec un unique flash qui vient perturber deux mondains à la terrasse d’un café ; des plans en contre plongée dans un tourbillon d‘escaliers qui annoncent la mort ; des hommes et femmes du monde qui parlent sans s’écouter de la profondeur pour masquer leur propre vacuité ; une caméra et une lumière qui caressent les traits des peintures et des sculptures le long des couloirs d’un palais ; deux personnes qui se parlent sans se voir d’un étage à un autre et se disent des choses vraies.

Pour Fellini comme pour Sorrentino, Rome n’est pas seulement un décor de film : elle modèle les personnages, leur insuffle leur énergie et leurs névroses, les étouffe et les garde en vie. Terrain de leur ascension, elle est aussi celui de leur langoureuse chute. «Rome m’a déçu» déplore un ami de Jep avant de se retirer en province, «je suis fatiguée de Rome» se plaint l’amante de Marcello. Car si Rome est belle, elle l’est d’une beauté sombre et vertigineuse qui les paralyse et les englue dans le divertissement. Alors nos personnages tenteront de chercher la Rome lumineuse qui les élèvera : Marcello monte à toute vitesse les escaliers de la basilique Saint-Pierre, mais au plus proche du ciel ce n’est pas la spiritualité qu’il trouve, c’est la splendide Sylvia (Anita Ekberg), c’est la chair, la sensualité. Quand Jep interroge le cardinal sur la foi, ce-dernier se contente de lui livrer sa recette de lapin à la ligurienne.
Alors comment se remettre à écrire se demandent Marcello et Jep ? Comment répondre à ce «qui suis-je» qui les hante ? Il faut trouver le silence, derrière le vacarme. Silence d’un moment suspendu, au milieu de la fontaine de Trevi ; silence de l’immensité de la mer cherchée en rêve les yeux fixés au plafond. Mais encore faut-il savoir l’accueillir. 
L’accueillir, oui, car rien ne sert d’aller le chercher «ailleurs». Marcello à la fin de La Dolce Vita, retourne d’où il vient, il choisit Rome et ses monstres tristement grotesques, plutôt que cet ailleurs. Son roman, Jep ne peut le commencer qu’après avoir accepté qu ‘au fond, «E solo un truco», ce n’est qu’un truc. A l’instar du Palais Spada, Rome ne mêle qu’illusions et artifices. Mais tous ses mensonges sont vrais.
Ainsi peut s’ouvrir leur voyage au bout de la nuit.

« Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.
Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes et choses, tout est imaginé.
C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Litté le dit, qui ne se trompe jamais. 
Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant.
Il suffit de fermer les yeux.
C’est de l’autre côté de la vie.»

Céline (cité par Sorrentino).

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