13.9.15

BLIND. UN RÊVE ÉVEILLÉ.


Le premier film d'Eskil Vogt en tant que réalisateur, nous plonge dans le quotidien d'Ingrid, jeune femme vivant à Oslo, récemment devenue aveugle et qui depuis, ne sors plus de chez elle.

Elle ne nous raconte pas d'abord son histoire mais celle de ce trentenaire célibataire, seul et introverti qui comble son manque d'affection en se réfugiant sur des sites pornographiques. L'histoire de cette mère célibataire également, qui ne vit que pour sa fille et qui se trouve bien seule aussi dans cette nouvelle ville où elle ne connait personne. Le chemin de ces deux individus se croise, timidement, maladroitement. Mais les détails de ces récits imbriqués racontés à l'écran sont mouvants : d'un plan à l'autre, les genres ou les lieux changent. On perd en cohérence, on perd ses repères. On comprend vite que ce monde qui tâtonne est celui formé par l'imaginaire d'Ingrid. Elle fait vivre et parler ces personnages, qui s'endorment quand elle s'endort, qui expriment ses fantasmes et ses peurs concernant le regard des autres ou la fidélité de son mari.

La juxtaposition des plans élève au même niveau de réalité les fragments de vie de ces deux individus imaginés et les moments réellement vécus par Ingrid. Ce qui distingue cependant ces deux types de scènes, c'est que les unes se passent en extérieur, dans la rue ou des lieux publics, les autres prennent place entre les murs de son appartement blanc à la décoration épurée. Entre les deux de nombreuses fenêtres, prismes à travers lequel ses personnages fictifs s'observent, et barrières protectrices qui assument ce paradoxe de fermer et d'ouvrir à la fois. Frontières où convergent toute l'attention et les préoccupations d'Ingrid : qu'est-ce qui l'attend derrière, comment trouver la force de les franchir ?
Obsession de l'extérieur qui mène à cette scène superbe, flottante, où lentement, Ingrid se lève, se déshabille et épouse la fenêtre de son corps nu le temps d'un moment suspendu. Geste surprenant mais beau.

La complexité formelle du film est sûrement due à ce problème structurant qui est : comment filmer la cécité ? Eskil Vogt a pris le parti de stimuler d'autre sens que la simple vue. L'ouïe en premier. Il fait entendre des sons hors champs, privant ainsi pendant quelques secondes le spectateur de la faculté de voir l'action. Il donne également toute son importance au toucher, en limitant la perception visuelle et isolant un détail. À une époque saturée d'images, où nous sommes noyés par les visuels provenant de la publicité, de la télévision, d'Internet, le toucher lui, demeure un lien pur et intime entre les êtres. Ingrid à beau être aveugle elle ne vit donc pas dans l'obscurité totale, et le film parvient justement à capturer ses sensations et ses images mentales, vivantes, colorées, excessives, qui défilent sans cesse devant ses yeux. La cécité devient cinématographique. Le réalisateur rend ainsi l'identification possible au personnage d'Ingrid qui, malgré son handicap, n'est jamais présentée comme une victime. Si on suit son quotidien à un moment de sa vie où elle a encore du mal à s'adapter à sa nouvelle condition, ce désordre n'est jamais pathétique. En la voyant lutter contre les obstacles du quotidien et contre ses angoisses, on la devine intelligente, indépendante et sensuelle. Elle a du caractère, elle a de l'humour, elle a des désirs bien vivants.

Blind est un film à l'architecture complexe et variée, aussi complexe que la transformation existentielle par laquelle passe sa protagoniste, aussi variée que le spectre d'émotions qu'il balaie.

5.9.15

L'ŒIL II



















Un réseau dense et entremêlé de fils de laine rouge
au bout desquels sont suspendues des clés par
centaines.
Ce sont les clés qui protègent nos bien
les plus précieux, qui verrouillent les portes de
l'intime. Deux bateaux en bois se
soulèvent du sol comme un mirage,
mimant l'élan des mains qui tentent de saisir
cette pluie de souvenirs
cette vague de couleur.





CHIHARU SHIOTA, The Key in Hand, 2015
Pavillon Japonais
56ème Biennale de Venise

crédit photo : theartocracy 

5.6.15

PLAYLIST SÉLECTION — NUITS SONORES

Le festival Nuits Sonores a pour ambition de rassembler les acteurs de la musique électronique d'aujourd'hui.

L'événement transforme littéralement Lyon, le marché gare devient le coeur nocturne de la ville, et les quais de la sucrière sont investis par des milliers d'amateurs de technos. A l'origine du festival, l'association Arty Farty, une organisation ambitieuse, engagée dans la promotion des acteurs européens de la culture.

Loin de l'image de la rave party ou du concert de têtes d'affiche, il s'agit d'un rassemblement exigeant avec des artistes qui ont déjà fait leurs preuves et avec d'autres moins connus pour qui le festival s'avère être un véritable tremplin. Cette année pour la première fois les artistes les plus célèbres jouaient un rôle actif pendant ces 4 jours, puisqu'ils étaient invités à proposer une programmation de jeunes artistes cohérente avec leur propre style.

Voici notre sélection de ce qu'on a pu entendre lors de cette belle quatorzième édition : funky avec Floating Points, electro glaciale avec Ben Klock, ou encore blues avec Vaudou Game.


crédit photo, studio TWICE

5.4.15

ROME, LA VERTIGINEUSE


FELLINI ET SORRENTINO FILMENT ROME, LA VERTIGINEUSE

La Dolce Vita et La Grande Belleza s’ouvrent sur un vertige. Fellini plonge le spectateur dans le vide à hauteur d’hélicoptère survolant la ville pour transporter une statue de Jésus jusqu’au Vatican. Vertige de grandeur. La caméra aérienne de Sorrentino flotte autour de la fontaine des Jardins du Janicule qui surplombent Rome, un touriste s’évanoui. Vertige de beauté.
Marcello Rubini (Marcello Mastroianni) et Jep Gambardella (Toni Servillo) sont tous les deux des provinciaux parvenus à devenir des princes dans «le tourbillon de la mondanité» romaine, qui ont adopté la profession de journaliste faute de pouvoir satisfaire leurs ambitions littéraires. Ils déambulent dans Rome, théâtre des excès d’une bourgeoisie désœuvrée et décadente. En 1959 ce beau monde s’oublie dans la danse, les stripteases burlesques et les vapeurs d’alcool, aujourd’hui il se sent vivre par la danse, toujours, les stripteases vulgaires et les lignes de cocaïne. Les deux intellectuels sont à la fois les acteurs principaux de ce grand cirque et ses spectateurs qui posent dessus un regard lucide et cynique. «Ils sont beaux parce qu’ils ne vont nulle part» dit Jep, «ils ne valent pas mieux que les autres, mais au moins ils font certaines choses avec élégance.»



nous susurre-t-on dans La Dolce Vita.
Bien sûr les deux films ne sont pas identiques. Chez Fellini, Rome est une jungle tourmentée par la cohue des paparazzis qui envahissent la via Veneto, ravagée par les excès passionnels, la jalousie hystérique d’Emma et la folie meurtrière de l’intellectuel Steiner. Dans La Grande Belleza, les rues sont pleines de vide, les drames se vivent plus intérieurement et la mort, si elle est toute aussi mise en scène, est moins spectaculaire.
Mais les clins d’œil de Sorrentino à l’œuvre de Fellini sont tellement nombreux que je n’ai pas pu résister à la comparaison : l’hommage minimaliste aux paparazzis de La Dolce Vita avec un unique flash qui vient perturber deux mondains à la terrasse d’un café ; des plans en contre plongée dans un tourbillon d‘escaliers qui annoncent la mort ; des hommes et femmes du monde qui parlent sans s’écouter de la profondeur pour masquer leur propre vacuité ; une caméra et une lumière qui caressent les traits des peintures et des sculptures le long des couloirs d’un palais ; deux personnes qui se parlent sans se voir d’un étage à un autre et se disent des choses vraies.

Pour Fellini comme pour Sorrentino, Rome n’est pas seulement un décor de film : elle modèle les personnages, leur insuffle leur énergie et leurs névroses, les étouffe et les garde en vie. Terrain de leur ascension, elle est aussi celui de leur langoureuse chute. «Rome m’a déçu» déplore un ami de Jep avant de se retirer en province, «je suis fatiguée de Rome» se plaint l’amante de Marcello. Car si Rome est belle, elle l’est d’une beauté sombre et vertigineuse qui les paralyse et les englue dans le divertissement. Alors nos personnages tenteront de chercher la Rome lumineuse qui les élèvera : Marcello monte à toute vitesse les escaliers de la basilique Saint-Pierre, mais au plus proche du ciel ce n’est pas la spiritualité qu’il trouve, c’est la splendide Sylvia (Anita Ekberg), c’est la chair, la sensualité. Quand Jep interroge le cardinal sur la foi, ce-dernier se contente de lui livrer sa recette de lapin à la ligurienne.
Alors comment se remettre à écrire se demandent Marcello et Jep ? Comment répondre à ce «qui suis-je» qui les hante ? Il faut trouver le silence, derrière le vacarme. Silence d’un moment suspendu, au milieu de la fontaine de Trevi ; silence de l’immensité de la mer cherchée en rêve les yeux fixés au plafond. Mais encore faut-il savoir l’accueillir. 
L’accueillir, oui, car rien ne sert d’aller le chercher «ailleurs». Marcello à la fin de La Dolce Vita, retourne d’où il vient, il choisit Rome et ses monstres tristement grotesques, plutôt que cet ailleurs. Son roman, Jep ne peut le commencer qu’après avoir accepté qu ‘au fond, «E solo un truco», ce n’est qu’un truc. A l’instar du Palais Spada, Rome ne mêle qu’illusions et artifices. Mais tous ses mensonges sont vrais.
Ainsi peut s’ouvrir leur voyage au bout de la nuit.

« Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.
Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes et choses, tout est imaginé.
C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Litté le dit, qui ne se trompe jamais. 
Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant.
Il suffit de fermer les yeux.
C’est de l’autre côté de la vie.»

Céline (cité par Sorrentino).